Violences
Emmanuelle a deux coquarts à la place des yeux. Je m'avance vers elle : que s'est-il passé ? Elle se met à pleurer, m'explique, qu'il n'y a pas que les yeux, que c'est sur tout le corps. Je comprends que c'est son compagnon qui lui a fait ça. Je la supplie de porter plainte. Oui, bien sûr, elle va y aller. Ils vont y aller. Elle est entourée de copains mi-protecteurs, mi-revanchards: bavards. Ils vont y aller. D'abord aux urgences pour avoir un certificat et ensuite au commissariat. Ils vont y aller, mais personne ne bouge. Ou plutôt tout le monde s'agite, vocifère, promet que cela ne restera pas impuni. Elle veut y aller. Je m'impatiente. Je lui propose de l'accompagner, maintenant. Mais non, on y va, le temps de faire un peu de monnaie, de dire bonjour aux copains, de boire encore un coup, de taxer une ou deux cigarettes... on va y aller. Une heure plus tard, ils sont enfin partis. Ils y sont allés ! Ouf.
Quelques mètres plus loin, quelqu'un nous dit avoir vu Philippe, la veille au soir, couvert de sang. Un autre nous informe qu'il est à l'hôpital. Nous l'y retrouvons. Il raconte : une bagarre, un homme en terrasse aurait saisi un verre et lui aurait fracassé sur le visage, il a des plais à l'intérieur de la bouche, il a avalé du verre, a été opéré, il l'a échappé belle. Lui ne portera pas plainte, il ne sait plus à quoi ressemble son agresseur, il avait bien trop bu pour se souvenir.
Cette violence est le quotidien des femmes et hommes qui vivent dans la rue. Ils en sont les victimes et parfois les bourreaux.
José, 25 ans, est en prison. Avec 3 autres compagnons de misère, il a tué un copain SDF comme lui. Un soir dans un squat, ils étaient tous bourrés, ils en ont pris un comme bouc-émissaire et ont commis sur lui les pires atrocités...
Je me rends au procès de José parce que je le connais depuis qu'il a 15 ans et que c'est mon ami. Je sais bien, que si ce qu'il a fait est monstrueux, ce n'est pas un monstre. C'est un gamin complètement paumé que l'alcool et d'autres substances peuvent rendre fou.
La juge convoque à la barre d'abord le père, un homme qui tente comme il peut de garder sa dignité. " Monsieur, dit-elle, vous nous avez posé bien des problèmes, vous dîtes être le père de José, mais vous ne l'avez pas reconnu. En effet, sur vos 9 enfants vous n'avez reconnu que l'aîné... or les parents ne sont pas tenus de prêter serment, mais vous, puisque vous n'êtes rien, nous avons décidé que vous deviez prêter serment.... " Ben voyons !
Puis se fut le tour de la mère. José après le meurtre s'était rendu chez elle, paniqué. Elle avait appelé la police pensant que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. La juge donc : " Madame, nous vous remercions, car c'est grâce à vous que nous sommes ici... puisque vous avez dénoncé votre fils "
Je ne comprends pas très bien pourquoi cette juge a parlé ainsi aux parents de José. Pourquoi cette méchanceté envers eux qui n'étaient pas dans le box des accusés ? Ils sont, depuis de nombreuses années, les témoins impuissants, douloureux, de la dérive de leur fils, alors pourquoi ajouter de la souffrance à la souffrance, de la violence à la violence ?
On me demande souvent si je n'ai pas peur d'aller ainsi dans la rue. Non, je n'ai pas peur. Si j'ai parfois été témoin de violence, elle n'a jamais été dirigée contre moi et leur violence m'est familière, elle est en moi aussi. Elle est le cri de tous les écrasés contre ceux qui les écrasent, elle est un cri de désespoir, d'impuissance.
La vie a fait que cette violence en moi, j'ai pu l'apprivoiser, la comprendre, la transformer en mots, en faire le levier de la tendresse qui m'anime pour ces femmes et ces hommes de la rue et à travers eux, tous ceux que l'on écrase. Elle m'a rendue capable de compréhension, de douceur, d'admiration et d'humour.
Pourtant, je dois bien l'avouer, j'ai peur de la violence. La violence blanche, celle de cette juge. Cette violence là, on la nomme aussi mépris. Elle me terrorise. Elle est partout, flagrante ou insidieuse, associée à la soif de pouvoir. On la retrouve dans le monde politique, le monde du travail, les milieux associatifs, sportifs, les religions... Elle est propre, pas un mot de trop, pas de haussement de ton, un regard, une réplique bien sentie et l'autre en face se retrouve réduit au rang de paillasson. On en est tour à tour, victime ou bourreau.
Comment lutter ? Pour moi, je tente déjà, de ne pas la laisser s’installer en moi. Faire un pas de côté, refuser le dictât de la réussite. Ne pas chercher à briller, à être la meilleur. Me réjouir de ce que je suis, même si c'est fragile... Devenir libre face au regard des autres.... et me battre, vaille que vaille, lorsqu'elle se déchaîne contre des plus vulnérables... vaste programme.
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