Par Mots et par Vies

Portraits de rue

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"Bomboclack !" ça peut vouloir dire qu’il est très mécontent, ou au contraire, être l’expression de son enthousiasme. "Bomboclack négro !" est une petite plaisanterie, qui signifie qu’il est content de te voir quelle que soit la couleur de ta peau. Tout cela est très simple à distinguer : les deux fossettes encadrant sa grande bouche partiellement édentée et ses petits yeux rieurs sont des indices indiscutables. Bob, c’est son surnom (à cause de Bob Marley son idole), est sénégalais, il vit dans la rue et surtout il y joue du djembé. C’est vraiment un grand musicien et pour moi un grand homme. Très jeune dans son pays il s’est produit sur scène, d’abord comme danseur puis comme percussionniste, ce fut pour son groupe le succès : des tournées dans le monde entier… parallèlement à cela, il animait une école de djembé pour touristes à la recherche d’exotisme. C’est là, qu’il a rencontré celle qui devint sa femme : une jeune anglaise réservée, végétarienne et ne buvant jamais d’alcool… bref, tout le contraire de ce grand fêtard exubérant. Il l’a suivi à Londres où ils ont créé une école de Danses Africaines. Il était le professeur et elle, la gestionnaire. Ils ont eu deux enfants. Leur petite affaire marchait plutôt pas mal, mais avec le temps, elle s’est lassée de voir l’argent s’évaporer et de retrouver son mari quotidiennement ivre. Elle a fini par le renvoyer de son entreprise et du domicile familial. Dans un premier temps il a essayé de rebondir ; avec quelques copains ils ont créé un groupe et ont imaginé une tournée européenne : la Belgique, la France puis l’Espagne… Mais à Lille, Bob a perdu ses papiers, ses amis ont continué leur route, il devait les rejoindre dès qu’il aurait fait les démarches nécessaires. Huit ans plus tard, il est toujours là, sans carte d’identité. Il dort dans une vieille voiture, il a des problèmes de santé… il s’en fout du moment qu’il a la musique. Quand il ne joue pas il l’écoute. Si j’affirme qu’il est un grand homme malgré les apparences : noir, SDF, alcoolique… c’est qu’il se dégage de lui une douceur rare, une chaleur humaine, une intelligence du cœur… mais également une énergie folle quand il s’agit d’alpaguer les passants, de taper sur son instrument ou de rire de gamineries. Il est un vieux sage qui n’aurait pas renoncé à ses rêves d’enfant turbulent. Beaucoup de gens gravitent autour de lui, des africains qui lui rappellent le pays et la bande à Gaby : Patrick, Jordan, Nico, Karim, Cécilia, Sylvain… et moi. Patrick, 23 ans de rue à son passif, est un clown triste "je ne danse pas avec la vie" aime-t-il à répéter ; ses tenues excentriques de toutes les couleurs (mais de bon gout) tranchent avec ses propos souvent sombres, il fait tout pour se faire remarquer et voudrait disparaître, il parle de la mort qu’il n’ose pas se donner alors il l’attend et en l’attendant il boit. La tristesse de Jordan est beaucoup plus cachée, il a l’apparence d’un jeune homme solide, il est intelligent, très habile de ses mains, posé, serviable, mais lorsque je pense à lui me reviennent ces mots d’Henri Calet : "Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes." Il suffit d’un petit rien, une question sur son passé ou sur ses projets, une remarque sur ses capacités… pour que l’émotion le submerge. Son enfance, il l’a vécu de foyers en familles d’accueil, les adultes l’ont déçu et il trimbale sa déception chevillée au cœur. Nico est un miraculé : il y a 3 ans de cela il était encore un sans-abri, alcoolisé du matin au soir, dans la rue on l’appelait Nico-Cannette, il ne se séparait jamais de sa bière même la nuit elle était près de lui en cas de besoin. Et puis un jour il est tombé gravement malade, le médecin lui a simplement expliqué que s’il continuait il allait mourir, il a accepté une cure et n’a plus jamais bu. Aujourd’hui c’est un autre homme, il habite un studio, travaille dans les espaces verts et reste fidèle à ses amis, une cannette de soda à la main. Physiquement il a aussi beaucoup changé : il a pris du poids, son visage est plus détendu… mais ce n’est pas si simple, il est devenu grave et semble le spectateur de nos conversations animées. L’alcool est un faux-ami, un antidépresseur illusoire, un désinhibiteur artificiel, quand il cesse de faire de l’effet on se retrouve seul avec soi-même, avec cette angoisse qui enferme dans le silence. Apprendre à vivre sans lui, c’est réapprendre à vivre avec soi, apprivoiser ses parts d’ombres : un long travail, difficile. Karim n’essaie pas vraiment, comme Bob son truc c’est la musique mais c’est aussi les mots, c’est un rappeur, l’alcool et le cannabis lui servent de moteur et dès qu’il a enclenché la première, il ne s’arrête plus. Si sa langue est sans cesse en mouvement, son corps ne suit pas trop : entre le moment où il décide de bouger et celui où il passe à l’action, il peut s’écouler quelques heures. Il a grandi dans un Village d’Enfants et garde un très tendre souvenir de la femme qui l’a élevé, maintenant décédée. La tendresse est sans doute ce qui le caractérise le mieux, même s’il préfère chanter la colère, la misère. Les grands yeux noirs humides de Cécilia en disent plus long que ses rares paroles, cette petite femme d’origine chilienne est une révoltée-résignée. Malmenée par la vie, elle choisit le malheur, c’est sa façon à elle de rester debout ; plutôt que de s’apitoyer, elle préfère ricaner. Lucide, elle n’attend rien de personne, se sert juste au passage. Ses yeux s’allument un peu s’il est question de musique, de projet artistique ou de voyage. Son corps part en lambeaux, elle le laisse aller. Sylvain est un extraterrestre dans ce monde de la rue, il est apparu alors qu’il avait à peine 15 ans et allait encore à l’école. Il amenait avec lui son jeu d’échec et il jouait là, par terre, dans la rue, souvent avec Jordan, parfois avec Patrick, il avait encore sa bouille d’enfant. Aujourd’hui c’est un beau jeune homme, grand, avec de longs cheveux, il a toujours son jeu d’échec avec lui. Il est d’humeur égal, gentil, souriant, prêt à rendre service, réservé. Il fait de l’intérim dans le bâtiment et vit dans un foyer de jeunes travailleurs. Ce qu’il partage avec les autres c’est l’absence d’une famille et… le cannabis. Et puis, bien sûr il y a Gaby, j’en ai déjà parlé, solide et fragile, déconneuse et grave, un roc un peu bancal sur qui beaucoup s’appuient. Je suis là aussi… Ce qui est pratique dans ce groupe, c’est que pour en faire partie il n’y a pas d’examen d’entrée, on ne demande pas de passeport, il n’y a ni porte, ni mur et comme dit Patrick lorsque la police nous demande de bouger :" On nous met dehors de dehors ! ".  Moi bien sûr, je suis de passage, j’ai mon chez-moi et chez moi j’ai des livres, des mots, je sais que je suis aimée, il y a plein gens sur qui je peux compter s’il m’arrivait quoi que ce soit je n’aurais que l’embarras du choix, je trouverais toujours des oreilles pour m’écouter, des maisons pour m’accueillir, des comptes en banque pour me dépanner. Je ne suis pas alcoolique même si j’aime boire un coup et je ne fume pas de cannabis, Gaby l’interdit. Il faut voir la colère dans laquelle elle se met quand un joint circule et que Bob insiste pour que j’y goûte. J’adore obéir à Gaby. Moi qui ne supporte pas qu’on me donne des ordres du haut d’une je ne sais quelle supériorité, dictée par une je ne sais quelle autorité… mais quand c’est du haut d’une petite tendresse, dictée par une petite femme… je fonds. Je m’offre le luxe, la liberté suprême de lui obéir.



09/04/2015
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