Par Mots et par Vies

Une amie

Par un tonitruant  " sur la crête de ma mère ! " elle aborde les passants, leur demandant une pièce ou deux. Je souris à ses côtés. J’ai croisé cette femme pour la première fois au moment où j’arrivais à Lille, il y a 10 ans de cela. Elle m’impressionnait. Son verbe haut, son audace, sa détermination, toute cette force qui se dégage d’elle m’inspiraient tout à la fois de la crainte et de l’admiration. Depuis, j’ai appris à la connaître. Je sais ses doutes, ses espoirs, je l’ai souvent vu consoler, encourager, gronder même, de grands types costauds à la dérive pour qui elle est un des rares points de repère. Moi-même, lorsque je marche dans les rues de la ville je la cherche, j’ai toujours l’espoir de la croiser ou d’entendre sa voix grave et puissante, reconnaissable entre toutes. Ce matin, je suis à ses côtés, je l’attends. Dès que sa manche sera terminée nous irons prendre un café. Elle ne va pas fort en ce moment, les services sociaux viennent de lui retirer son enfant. Elle l’a élevé jusqu’à l’âge de 13 ans et aujourd’hui on lui dit qu’il est en danger avec elle, elle ne comprend pas. Il est en famille d’accueil, elle a seulement le droit de lui rendre visite le samedi, elle n’y est jamais allée. Elle a été invitée à une réunion, mais elle refuse de "collaborer" avec "ces gens", "ce système". Les foyers, les familles d’accueil elle connait, elle est passée par là jusqu’à ses 18 ans, après ça a été la rue. Ses quatre autres enfants aussi ont été placés et ça elle ne le pardonne pas. Nombreux sont les passants qui s’arrêtent, beaucoup l’appellent par son prénom : Gaby. "Salut, la miss", répond-t-elle aux filles, "Salut, grand" dit-elle aux garçons. Elle est bien trop connue et ne saurait se souvenir des prénoms de tous ceux qui se considèrent comme ses amis. Entre nous soit dit, Gaby est un surnom, mais comme elle déteste son vrai prénom, je ne vous le dirai pas. Moi, elle connait mon prénom et j’en suis très fière. Au fil des années des liens forts se sont tissés entre nous. Elle est venue manger dans mon HLM et moi dans le sien, elle était là pour mes 50 ans, sa photo trône dans mon appartement, nous avons rêvé de vacances ensemble, ça viendra… Nous voilà attablées devant nos cafés, enfin presque… car Gaby a la bougeotte, elle se lève, se rassoit, se relève…elle connait tout le monde dans le bar. Elle  va trouver deux jeunes qui cassent la croûte et revient avec du pain, du fromage, ½ avocat, 2 tranches de melon. Une femme s’installe à notre table tout en discutant avec nos voisins qui du coup nous font participer à leur conversation. Un homme un peu ivre renverse un verre qui se brise, la patronne est furieuse et veut le mettre dehors, Gaby intervient va parler à l’homme qui se calme et sort apaisé. Quelqu’un cherche du shit, elle lui indique un dealer et se voit offrir en retour de quoi rouler un joint. C’est son quotidien, il est fait de rencontres, d’échanges, de rires, de colères, de petits plaisirs, mais au fond d’elle-même il y a une vraie révolte, le sentiment de se battre seule contre un rouleau compresseur qui cherche à l’anéantir, elle et tous les siens, ceux qui comme elle, ne sont pas du côté des puissants, ne peuvent ou ne veulent entrer dans le moule que la société nous propose. Gaby dit parfois aux passants lorsqu’elle fait la manche :"une petite pièce, ou alors… vous pourriez m’adopter ? Non, j’ai trop de carences." Elle dit vrai, je crois. Sa révolte est le fruit de trop de souffrances accumulées, pas digérées, qui viennent de loin et continuent à affluer. Pourtant, c’est une combattante, le placement de son fils, la menace d’expulsion reçue il y a quelques jours, s’ils l’atteignent profondément ne lui font pas baisser les bras, au contraire. Elle se débat avec ses maigres armes, s’est inscrite à Pôle Emploi, a accepté un stage, mais n’a tenu que quelques heures : il fallait raconter sa vie à une femme derrière un bureau, c’était juste insupportable. Dans quelques jours elle part aux vendanges, là, elle peut rester elle-même, avec ses piercings, sa crête rouge, ses chiens, c’est bon, même si ça lui fait peur de laisser Lille : "sa médina". Nous nous quittons pour aujourd’hui, heureuses de ce moment partagé. Sa confiance, son amitié sont les plus beaux cadeaux qu’elle puisse me faire.



18/09/2014
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