Par Mots et par Vies

Gifle

Il y a peu j’ai reçu une gifle. Une vraie, décochée par une main en colère. Ce jour-là, un samedi, lorsque j’arrive sur mon lieu de travail, j’entends un drôle de brouhaha du côté de chez Téodora (une femme rom qui fait la manche devant la porte et que je connais bien). Je vais voir. Une dispute fait rage. Il y a d’un côté ma Téodora et sa fille Sorina et de l’autre Sylvia et John. Je connais bien John et un peu Sylvia pour l’avoir croisée quelquefois dans les rues et m’être déjà fait copieusement engueuler à propos justement des roms. Sylvia et John sont ivres et reprochent aux deux femmes d’être là, tout simplement. Ils veulent prendre la valise de Téodora. J’interviens calmement mais fermement. Sylvia s’en prend à moi. Ses propos sont confus, elle alterne douceur et violence, elle me demande de l’aide et m’insulte en même temps, elle hurle sa douleur et m’en tient responsable. J’ai l’habitude des personnes alcoolisées, mais là je sens qu’il y a autre chose, peut-être une autre substance, ou juste du désespoir. Pendant que j’appelle le 115 pour elle, elle me frappe derrière la tête, je me retourne, essaie de lui parler, elle me gifle, je sens que sa violence augmente, je me tourne vers John lui demande de l’aide, il s’interpose et me protège. Pendant ce temps des témoins ont appelé la police, ils l’embarquent et je porte plainte. On pourrait penser fin de l’histoire. Mais non, bien sûr. Son visage me hante. Elle est belle. Rien à voir avec la beauté des poupées de magazines. La beauté d’une femme qui en a trop vu, trop subi, un visage souffrant et pourtant vivant, qui n’a pas renoncé. Sa colère est un cri et ce jour-là il m’est adressé et je ne peux pas ne pas l’entendre. Cela peut paraître choquant mais cette gifle ne m’a pas fait de mal, elle m’a plutôt fait du bien. A vouloir être proche de tant de gens abimés par la vie, je sais que je m’expose à recevoir des coups qui ne me sont en réalité pas destinés. C’est le prix à payer de mon choix de vie et il est bien faible si je le compare aux lourds tributs dont quotidiennement des femmes et des hommes doivent s’acquitter pour n’être simplement pas nés au bon endroit, au bon moment, être nés dans une famille déjà elle-même en souffrance ou avec une fragilité psychologique qui rend leur vie infernale. Ce prix à payer est faible si je le compare à tout ce que je reçois de ces rencontres, ces joies simples, ces moments partagés où l’on ne triche pas, où il suffit d’être soi-même pour être accepté, où nos humanités sont à nu. Je ne joue pas un rôle, je suis juste Christine, avec mes doutes, mes enthousiasmes, ma part d’enfance, mes fatigues parfois. Etre témoin de tant de détresses mais aussi de courage, de force de vie me rend plus humaine, me renvoie à mon gout de vivre, mais également à mes lâchetés, mes replis, mes envies de confort. J’ai beau avoir 50 ans, je sais que je grandis à ces contacts et cette croissance s’accompagne d’une béance de plus en plus profonde. Je sais que je ne sais pas, que je dois me méfier du simplisme, qu’être humain c’est être complexe, 1 et 1 ne font pas forcément 2 quand il s’agit de personnes. Cette gifle m’a fait du bien parce qu’elle m’a confirmée dans la justesse de ma démarche. Si je ne partageais avec les gens de rue que de bons moments, si leur détresse ne me touchait plus, il y aurait quelque chose de faux, d’artificiel dans ma présence auprès d’eux. Par sa gifle, Sylvia m’a partagé l’horreur de sa condition, la terrible violence qui lui est faite. Je lui en suis reconnaissante. Si j’ai porté plainte, ce n’est pas parce que j’étais en colère et que je voulais qu’elle paie. Je ne suis pas en colère après elle et je ne lui en veux pas. Si j’ai porté plainte c’était pour dire "stop" à cette violence, je sais que c’est son quotidien et ce n’est pas possible que ça continue comme cela, un jour ça risque de mal tourner pour elle ou pour quelqu’un d’autre et puis, ce n’est pas une vie. Quelques semaines ont passé, je redoutais de la croiser à nouveau et en même temps j’en avais le désir. L’envie de lui parler de femme à femme, sans alcool ou autres produits, pour lui dire que j’ai confiance en elle, que je crois qu’elle a la force de vivre autre chose, que je ne lui en veux pas, que je sais qu’elle n’en peut plus. Et puis, ce 24 décembre, tout à coup je l’ai trouvé plantée devant moi. Je ne l’ai pas vu arriver, ce qui m’a permis de ne pas avoir eu le temps d’avoir peur. Avec autorité, elle m’a demandé de lui prêter mon portable car elle voulait appeler un copain. J’avoue que j’aime son côté dominateur, j’avais senti ça aussi au moment de la gifle : elle n’a pas cherché à me faire mal, juste à me montrer sa supériorité et je crois qu’elle a raison d’agir ainsi. Elle est dans la rue, ses enfants sont placés, son mari lui tapait dessus, elle est addict à plusieurs produits, elle se prostitue, elle s’est fait virer de nombreux foyers et elle nous hurle : " Je ne suis pas de la merde !  Je suis forte ! " Je crois qu’elle a raison. Si elle n’agissait pas ainsi, elle serait morte depuis longtemps. Son cri est un refus de laisser vaincre son désespoir. J’accepte de lui prêter mon portable et je lui dis que justement je voulais lui parler, je lui dis le bien que je pense d’elle et pour quelles raisons j’ai porté plainte. Elle acquiesce, s’excuse et me tend une main sale, gonflée par la rue, le froid, l’alcool et les mauvais traitements. Elle me demande de retirer ma plainte, car elle a déjà du sursis, compte faire une cure et sortir de la rue.  Je pense que c’est le vrai motif de sa visite. J’accepte et nous nous quittons. Cette rencontre a été mon plus beau cadeau de Noël. Elle a tenu parole, elle est en cure à l’heure où j’écris ces lignes, j’ai aussi tenu la mienne. Je ne regrette pas d’avoir porté plainte et je ne regrette pas de l’avoir retirée, j’en suis même fière.



29/01/2015
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